« Votre cerveau manque de sérotonine comme un diabétique manque d’insuline. » Combien de dépressifs ont-ils entendu ce type d’affirmation depuis le lancement de ces antidépresseurs?
Cette idée que la dépression découlerait d’un déséquilibre de ce neurotransmetteur est très répandue parmi la population.
Or une méta-étude parue dans Nature/Molecular Psychiatry le 20 juillet dernier a confirmé qu’il n’existait aucun fondement scientifique à cette affirmation. Le texte a suscité un fort écho médiatique dans les pays anglophones. Ses auteurs, au premier rang desquels figure la professeure de psychiatrie britannique Joanna Moncrieff, ont examiné études, revues et méta-analyses sur le sujet. Leur conclusion ? Il n’existe pas de preuve d’un lien entre la sérotonine et la dépression.
Affirmer qu’un tel lien existe relève plutôt de la “théorie marketing”, permettant d’établir une analogie trompeuse avec le diabète. Cette analogie a été très largement diffusée lors du lancement des antidépresseurs dits ISRS et IRSNa 1, à la fin des années 1980. Ces médicaments étaient censés corriger un prétendu déficit de sérotonine dans le cerveau. L’industrie pharmaceutique ainsi que nombre d’universitaires influents et de praticiens n’ont cessé depuis de répéter ce slogan au grand public afin de le persuader du bien-fondé du traitement médicamenteux (lire les documents cités en Annexe).
En conséquence, cette notion erronée d’un lien sérotonine/dépression semble largement répandue parmi les soignants, le grand public et au sein des médias. Réussir à installer aussi fermement cette notion fausse au sein d’autant d’esprits constitue peut-être l’une des plus éclatantes réussites marketing des dernières décennies.
Les réactions à la publication de la Pre Moncrieff n’ont pas tardé. Un certain nombre de commentateurs ont critiqué la méthodologie des auteurs. D’autres ont relevé que ces conclusions étaient connues de longue date – ce qui est exact, la théorie de la sérotonine a été invalidée dès les années 1960, relève l’un des plus grands spécialistes mondiaux de ces molécules, le Pr David Healy, dans son article BMJ 2015: Serotonin and depression. Une partie des critiques ont ajouté, en substance : « Bon, ce n’est sans doute pas la sérotonine. Mais dans le fond, quelle importance, puisque ça marche ? »
Malheureusement, on peut leur rétorquer que non, ça ne « marche » pas vraiment non plus. En effet, aucune étude n’a jamais pu démontrer que l’efficacité de ces molécules était significativement supérieure à celle d’un placebo. En d’autres termes, elles n’ont pas de bénéfice tangible pour la grande majorité des patients. Mais en revanche, elles entraînent des effets indésirables bien réels, parfois gravissimes, parfois irréversibles.
L’ ACOPAV a retrouvé la pseudo-théorie de la sérotonine et du déséquilibre des neurotransmetteurs dans des documents à destination du grand public et/ou des professionnels de santé. Des documents rédigés par les administrations et institutions sanitaires/scientifiques françaises : Ministère de la Santé, ANSM, Assurance-maladie, CNRS. Ainsi que par des acteurs privés, comme l’entreprise Vidal.
Quelques exemples :
1/ Dans la brochure en ligne du Ministère de la Santé. La dépression. En savoir plus pour en sortir, en page 22 :
LES FACTEURS BIOLOGIQUES
La survenue des symptômes de la dépression est liée à une perturbation du fonctionnement cérébral. C’est bien le fonctionnement du cerveau qui est atteint, non sa structure. Cette distinction est importante car elle permet de bien comprendre que cette maladie peut être réversible.
Ce dysfonctionnement du cerveau se traduit notamment par des anomalies dans la fabrication, la transmission et la régulation de certaines substances chimiques : les neuromédiateurs (également appelés neurotransmetteurs). Il est difficile de savoir à l’heure actuelle si ces anomalies sont la cause initiale ou bien la conséquence de la dépression. Quoi qu’il en soit, leur correction et la restauration du bon fonctionnement des neuromédiateurs sont indispensables. C’est la principale fonction des médicaments antidépresseurs. On sait aujourd’hui que la psychothérapie entraîne elle aussi ce type d’amélioration biologique si le dérèglement initial est modéré.
2/ dans les notices ANSM des médicaments antidépresseurs de type ISRS et IRSNa, notamment le Deroxat:
Les personnes souffrant de dépression ou d’anxiété présentent un taux de sérotonine (substance présente dans le cerveau) diminué. Le mécanisme d’action de DEROXAT 20 mg, comprimé pelliculé sécable et des autres ISRS n’est pas complètement connu, mais ils augmenteraient le taux de sérotonine dans le cerveau. Bien traiter votre dépression ou votre trouble anxieux est important pour vous aider à vous sentir mieux.
3/ Dans la brochure et la vidéo en ligne du site de l’Assurance-maladie Ameli Comprendre la dépression :
Des facteurs neurobiologiques perturbés dans la dépression
Lors de troubles dépressifs, le fonctionnement du cerveau est perturbé. Les neurotransmetteurs présentent des anomalies dans leur fabrication et leur régulation.
Les réponses physiologiques du système nerveux face au stress répété ou chronique sont également altérées.
[Cette animation 3D explique le rôle des neurotransmetteurs chez les personnes souffrant de dépression. Elle est réalisée par Blausen Medical.]
L’encéphale est composé de 2 millions de cellules nerveuses interconnectées, appelées neurones. Afin qu’une personne puisse penser, se déplacer ou ressentir, ces neurones doivent communiquer entre eux. C’est ce qu’ils font en envoyant et en recevant des messagers chimiques, appelés « neurotransmetteurs ».
Lorsqu’un neurotransmetteur est libéré à partir d’un neurone, il traverse une fente, ou synapse, et se lie à un récepteur situé sur un autre neurone, faisant ainsi passer le signal.
(…)
Bien que la dépression puisse être déclenchée par un événement émotionnel de la vie d’une personne, on a lié une baisse des niveaux de l’un des neurotransmetteurs, la sérotonine, à la biologie de la dépression.
Il existe de nombreuses formes de dépression. Il est en conséquence important qu’une personne pouvant être dépressive consulte un médecin qui pourra diagnostiquer précisément la dépression et prescrire un traitement adapté.
4/ Dans la brochure en ligne du CNRS Nouveaux regards sur la dépression :
Certaines monoamines sont devenues par la suite très populaires : la sérotonine, la dopamine ou encore la noradrénaline… Ainsi a-t-on mis en lumière les mécanismes biologiques de la dépression : un taux anormalement bas de sérotonine se traduit généralement par un état dépressif, un taux de dopamine trop faible par une perte de motivation. En jouant sur la quantité de neurotransmetteurs présents au niveau de la connexion entre deux neurones (ou synapse), les antidépresseurs permettent de rétablir leur équilibre (voir encadré). […] Ce sont des messagers chimiques, les neurotransmetteurs, qui jouent les intermédiaires. Sous l’effet d’une impulsion électrique, le neurone émetteur libère un neurotransmetteur – les plus connus sont les monoamines, telles que la sérotonine ou la dopamine, toutes deux impliquées dans la dépression.
5/ Dans la brochure en ligne de Vidal La dépression. En savoir plus pour en sortir, en page 22 :
LES FACTEURS BIOLOGIQUES
Chez les malades dépressifs, on constate un déséquilibre de la chimie du cerveau, en particulier une baisse de l’efficacité de certains neurotransmetteurs(sérotonine, noradrénaline, dopamine). Or, le cerveau constitue le centre de contrôle de tout notre corps. Il est également responsable de nos émotions, de notre mémoire et de nos pensées. Cette perturbation de nature chimique entraîne progressivement un dérèglement de l’humeur et des fonctions intellectuelles et physiques.
Désireuse de préserver la santé publique, l’Acopav a sollicité ces institutions par écrit leur demandant de mettre à jour ou de retirer ces informations, puisqu’elles ne reposent pas sur des données scientifiques. Nous avons également demandé que des actions soient rapidement lancées pour diffuser largement, dans le public comme parmi les professions de santé, cette mise à jour des connaissances.
Dans cette seconde lettre du 17 Octobre, le Ministère nous confirme la suppression de la brochure en ligne contenant le message erroné en question (sa page)
Have millions been taking antidepressants with harmful side-effects for decades – when there’s no scientific evidence they do what they claim? Some experts have suspected it for years. Now patients have been left reeling by a groundbreaking study
New research shows the theory justifying antidepressants is just a myth
The research confirms what some medical professionals have suspected
Depression being a chemical imbalance has been proven to be unfounded
I’m a psychologist – and I believe we’ve been told devastating lies about mental health
Society’s understanding of mental health issues locates the problem inside the person – and ignores the politics of their distress
The Guardian, 6 Septembre 2022
En Nouvelle-Zélande, un collectif de neuf membres du Royal Australian and New Zealand College of Psychiatrists a demandé formellement à l’association des psychiatres de modifier des pages d’information en ligne.
En France, les médias ont timidement évoqué l’article de la Pre Moncrieff. Une dépêche de l’AFP a été reprise par plusieurs journaux au fil de l’été 2022.
Le Point. L’efficacité de certains antidépresseurs remise en cause par une étude
Des psychiatres britanniques mettent en doute le lien entre un déficit de la molécule de transmission des émotions dans le cerveau et l’apparition de la dépression. Source AFP
Libération. Dépression: l’étude qui doute de la sérotonine critiquée
Une thèse soutenue par un psychiatre britannique remettant en cause l’intérêt des antidépresseurs, suggérant que la dépression n’est pas liée à un déséquilibre chimique fait l’objet de nombreuses critiques. Une polémique qui illustre les difficultés à appréhender cette maladie.
Nous regroupons dans cette section plusieurs prises de position à propos du mythe de la sérotonine.
En réponse à La Pre Moncrieff, Ronald W Pies déclare que son article n’apporte aucun fait nouveau et que le monde médical était au courant que le slogan de la sérotine n’était pas fondé. (lien)
Voici le point de vue de l’American Psychiatric Association (APA)
APA
« Medication: Antidepressants may be prescribed to correct imbalances in the levels of chemicals in the brain. These medications are not sedatives, “uppers” or tranquilizers. Neither are they habit-forming. Generally antidepressant medications have no stimulating effect on those not experiencing depression. »
Voici une communication d’un professeur de psychiatrie qui fut très influent et très proche de l’industrie, Charles Nemeroff :
Medscape
Serotonin Alterations in Depression:
« No system has been studied as much as the serotonin system. There is a large body of evidence that the serotonin system is awry in depression in many, if not most, patients. There is truly a real deficiency of serotonin in depressed patients. »
En France, des articles ont défendu les antidépresseurs, parfois en reconnaissant que leur mécanisme d’action ne reposait pas sur la sérotonine. On peut le voir dans cet article, dans cette vidéo sur YouTube ainsi que dans cette autre vidéo de la chaîne de l’industriel Lundbeck. Rappelons que les liens d’intérêts (notamment les fonds reçus) des médecins, qui en théorie doivent être obligatoirement déclarés, sont repris sous une forme peu efficace et peu ergonomique sur la base publique Transparence Santé. Heureusement, le site EurosForDocs https://www.eurosfordocs.fr/ en livre une version beaucoup plus accessible et utile.